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Chapitre 5 - Le nez dans la formule : un cœur de fleurs blanches

Chapitre 5 - Le nez dans la formule : un cœur de fleurs blanches

par Olivier R.P. David, le 21 octobre 2020

Auparfum vous propose un dossier qui présente la genèse, le développement et les rouages d’une création olfactive hors normes, Nuit de bakélite d’Isabelle Doyen pour Naomi Goodsir. Cette série est née de la même envie de décortiquer un parfum unique comme nous l’avions fait pour L’Heure perdue de Mathilde Laurent pour Cartier. Nous allons aujourd’hui explorer en profondeur le cœur floral du parfum.

Entrons maintenant dans le cœur de la tubéreuse. Nous avons vu les ingrédients de la tige, nous allons maintenant examiner les ingrédients qui peignent la fleur elle-même. Nous verrons également plus tard qu’elle baigne dans une lumière particulière, celle d’un iris crépusculaire, comme le procédé cinématographique de la nuit américaine qui confère aux scènes nocturnes une ambiance bleutée et lunaire. Cette tubéreuse insomniaque qui pleure dans la nuit persane contient évidemment de la tubéreuse naturelle, mais elle est bien plus complexe qu’une absolue de tubéreuse indienne disponible pour les parfumeurs ; elle est ici recomposée et métamorphosée par l’ylang-ylang, la fleur d’oranger et le rare karo karoundé.

Tubéreuse de parfumerie

Polianthes tuberosa utilisée en parfumerie pour la fabrication de l’absolue. Photo de Wilhelm Weimar, 1900 (Source : Herbarium des Museums für Kunst und Gewerbe Hamburg)

Si, aux prémices de la parfumerie moderne, la tubéreuse grassoise était exploitée par enfleurage, de nos jours la production principale provient d’Inde et les principes odorants de la belle Polianthes tuberosa sont extraits avec un solvant volatil et un lavage à l’alcool pour donner une absolue au prix exorbitant. Les analyses chimiques montrent un cocktail de molécules que l’on retrouve dans d’autres extraits naturels, mais ici dans des proportions uniques.

L’impression première de l’absolue de tubéreuse est très médicinale, camphrée, due au 1,8-cinéole ou eucalyptol, et non au vrai camphre. On retrouve le cinéole dans l’eucalyptus, le romarin ou la cardamome auxquels il communique cette impression de fraîcheur vigoureuse. Ce ressenti médicinal est accentué par la forte proportion de salicylate de méthyle à l’odeur typique de wintergreen, dans lequel il est presque pur, et du benzoate de méthyle dont l’odeur est proche, en plus florale, qui donne aussi la vivacité verte un peu amandée à l’ylang-ylang qui en est fort riche. Le côté floral est enrichi des notes de lilas de l’alpha-terpinéol. Puis on trouve un complexe de composés qui définissent le cœur de la tubéreuse et sont présents également dans la fleur d’oranger, marquant la forte proximité entre les deux matières. Les deux sont ainsi riches en anthranilate de méthyle dont l’odeur fruitée est typique de l’eau de fleur d’oranger, et en 2-cis-6-trans-farnésol qui leur apporte une douce fraîcheur florale de tilleul. Le côté lumineux et doux de la fleur d’oranger et de la tubéreuse est complété par un contraste olfactif saisissant avec l’indole aux facettes florales animales, voire fécales à forte dose, qui sème aussi le trouble dans le jasmin ou le narcisse. Ensuite, le caractère affirmé de la tubéreuse est dû à la présence de trans-méthyl-isoeugénol à l’effluve épicé d’œillet, composé qui fait d’ailleurs un pont olfactif avec le bloc irisé que nous verrons plus bas, par sa présence commune dans un de ses éléments, l’essence de graine de carotte. Enfin, le benzoate de benzyle, discret et d’odeur herbeuse un peu grasse, ajoute de douces nuances balsamiques, comme il le fait dans le jasmin et l’ylang-ylang.

Fleur d’oranger

Pour sculpter cette tubéreuse à l’image de celle qu’Isabelle Doyen avait en tête, les aspects de fleur d’oranger vont être renforcés grâce à deux produits synthétiques : l’Aurantiol, et la Nérolione. Le premier est une base de Schiff formée entre l’hydroxycitronellal et l’anthranilate de méthyle que nous venons de voir, mais dont la puissance odorante est décuplée et la stabilité accrue, qui rend son utilisation universelle dans les produits parfumés à la fleur d’oranger. C’est Hugo Schiff, chimiste né en Allemagne mais ayant réalisé ces recherches en Italie, qui a découvert en 1866 la réaction entre la fonction aldéhyde, ici présente dans l’hydroxycitronellal, et la fonction amine, ici portée par l’anthranilate de méthyle, pour former le produit de condensation des deux, appelée imine, ou base de Schiff en son honneur.

La Nérolione, elle, est totalement synthétique, produite pour la première fois par deux chimistes australiens J.A. Elix et D. Tronson en 1973. Brevetée en 1996 par Haarmann & Reimer, elle est donc désormais commercialisée par Symrise. Son odeur de fleur d’oranger est décrite comme ultra-puissante, assez florale et avec des facettes de coumarine, on peut sentir son effet renversant dans Insolence de Maurice Roucel pour Guerlain.

Ylang-ylang

La tubéreuse partage beaucoup de molécules avec la fleur d’oranger, mais aussi avec l’ylang-ylang. Pour Isabelle Doyen, travailler une tubéreuse marquante nécessitait donc d’employer cette matière. La formule initiale qui condensait l’idée forte d’Isabelle était d’ailleurs extrêmement concentrée en ylang, au point de devoir tout rééquilibrer ensuite car la quantité d’huile essentielle de cette fleur est limitée en parfumerie.

Fleur d’ylang-ylang (Source : Wikipedia)

Son essence est obtenue par distillation de la fleur du Cananga odorata, arbre tropical que l’on trouve dans les îles des Comores, à Mayotte ou à Madagascar ; on y a identifié plus de 160 molécules dont voici les plus importantes.

On trouve d’abord une quantité importante d’acétate de benzyle, comme dans le jasmin, il apporte une odeur fruitée un peu banane, florale et douce, qui est aussi caractéristique du narcisse. Ces facettes fruitées sont complétées par l’acétate de prényle, molécule exclusive à l’ylang-ylang, à l’odeur de banane, avec un aspect d’héliotrope. Vient ensuite le 4-méthylanisole lui aussi typique de cette fleur qui donne des facettes animales, d’écurie, faisant penser au narcisse, qui n’en contient pourtant pas. La qualité olfactive de l’essence d’ylang-ylang est très variable en fonction de son origine, de la façon de le distiller et de la fraction de distillation que l’on retient. Cela vient, en partie, de la grande variabilité de la fleur quant à sa contenance en linalol. Elle peut varier de 5 à 30 % selon l’ylang considéré, modulant ainsi les facettes fraîches du linalol plus ou moins présent. On retrouve le benzoate de méthyle que l’on vient de voir dans la tubéreuse, liant ainsi les deux par cette matière à l’odeur médicinale de wintergreen. L’alpha-farnésène apporte des notes complexes d’agrumes, de néroli, de lavande verte et des facettes de myrrhe, ce qu’il fait aussi dans le jasmin sambac ou le gingembre. Des notes agrestes, aldéhydées et hespéridées, sont données par le caprylate de méthyle que l’on retrouve dans le thé, le poivre et les fruits comme la fraise ou l’ananas. La forte teneur en un composé rare, l’alpha-humulène, apporte à l’ylang-ylang des aspects boisés-épicés, également un peu aqueux et qui donnent leur caractère étrange au genièvre, la sauge et surtout au cannabis, autre plante à en contenir beaucoup. Autre rareté présente dans l’ylang-ylang, le tau-muurolol et son odeur herbacée, épicée, avec des facettes évoquant le miel, qui fait aussi le caractère du bois d’hinoki, qui en est riche. Enfin, le salicylate de benzyle que l’on retrouve dans l’œillet, le jasmin ou le clou de girofle, leur conférant, comme à l’ylang, des notes balsamiques et d’herbe grasse.

Une transfiguration enthousiasmante de l’ylang-ylang en parfumerie est à trouver avec Odoration n°1 de Fabrice Olivieri pour Parfumologie.

Dans Nuit de bakélite, cet ylang-ylang de fort caractère vient soutenir la tubéreuse pour lui donner toute sa puissance. Mais c’est une matière très exotique, olfactivement très singulière, qui est là pour la transfigurer : le vénusien karo karoundé.

Karo karoundé

Extrait de la fleur du Leptactina senegambica, l’absolue de karo karoundé est une matière qui fascine Isabelle Doyen qui y sent comme le tiaré confit, agonisant, avec des facettes de champaca, des notes de cuir doux, de narcisse, des notes lactoniques, ou d’éponge humide pour les tableaux à craie, ainsi que des notes cinnamiques. Isabelle l’emploie dans Nuit de bakélite pour faire le lien entre la tubéreuse et la texture du cuir.

Fleurs de karo karoundé (Source Fragrantica)

Cette matière au profil olfactif et à la composition uniques, mérite que l’on entre plus en détail dans sa production. Le karo karoundé (Leptactina senegambica Hook.f.) est appelé kaulathi ou fara koronte en Guinée où il pousse presque exclusivement. Il fait partie de la famille des Rubiaceae, qui comptent les gardénias, les quinquinas, les caféiers ou les bouvardias, dont il se rapproche. Exploité à partir des années 1980 par Robertet, l’usine de Labé pouvait traiter 7 tonnes de fleurs par jour. La concrète était faite par extraction à l’hexane sur place, l’absolue était elle faite à Grasse avec une production confidentielle d’à peine 100 kilos par an.

Seuls deux laboratoires vont étudier cette absolue rarissime : le premier, celui de Sébastien Sabetay, chimiste français né en Roumanie et qui fut directeur du laboratoire de recherche d’Houbigant, publiera un premier article en 1938 trouvant dans le karo karoundé de fortes teneurs en phénylacétonitrile, isoeugénol et de l’indole. Sébastien Sabetay va également former un grand spécialiste contemporain des matières odorantes, Daniel Joulain, qui va publier en 1988 l’analyse la plus complète à ce jour du karo karoundé alors qu’il étant en poste chez Robertet. Maintenant retraité de cette société, il a bien voulu nous communiquer ses résultats ; qu’il en soit vivement remercié. Ainsi, Daniel Joulain va réussir à identifier 230 molécules dans l’absolue de karo karundé, dont une grande partie que l’on retrouve extrêmement rarement à de telles doses dans les matières classiques.

En premier lieu le 2-phénylacétonitrile, avec son odeur d’amande amère florale et épicée, qui est aussi présent dans le jasmin, le gardénia, le genêt, la fleur d’oranger, la tubéreuse ou l’ylang-ylang mais en très faibles quantités. Cela marque cependant une mince filiation olfactive entre ces matières qui reviennent souvent dans nos descriptions des éléments de Nuit de bakélite. Cette molécule est accompagnée de ses cousines chimiquement proches mais olfactivement très différentes, le 2-phénylnitroéthane à l’intense odeur de jacinthe, et des oximes qui en dérivent, la phénylacétaldoxime et la 2-phénylacétaldehyde O-méthyle oxime, aux odeurs particulièrement complexes mêlant le floral du jasmin avec des notes de jacinthe, de lilas vert, de rose métallique et de chrysanthème, ainsi que des facettes de miel et de cacao. L’isoeugénol apporte sa touche d’œillet, quand le tiglate de benzyle, présent aussi dans la champaca, le narcisse ou le clou de girofle, amène une verdeur terreuse presque de champignon. Comme presque toutes les fleurs, le karo karoundé contient des traces de vanilline et d’indole, mais est enrichi des notes de cuir intenses de l’ortho-éthoxyméthylaniline avec ses facettes phénoliques. Enfin, on trouve une forte proportion de myristonitrile qui ne se retrouve naturellement que dans la champaca et qui confère des notes ultra fraîches de fleur d’oranger très verte avec un rendu humide. Ce composé singulier est d’ailleurs si intéressant qu’il est vendu en synthétique par Givaudan sous le nom d’Oranil ou « clean nitrile » car il est très stable même dans les détergents très caustiques, et qu’il peut ainsi leur apporter cette odeur vive d’agrumes stridents qui marquent la propreté pour les occidentaux.

Au vu de sa faible production, peu de parfums ont été formulés avec de l’absolue de karo karoundé. On sait qu’Alberto Morillas en a introduit dans la formule de Panthère (Cartier, 1987) pour ses aspects de gardénia, jasmin et tubéreuse, enrichit de notes vertes ; il fit de même dans Pleasures pour Estée Lauder qui revendique le fantaisiste « bourgeon » de karo karoundé. Plus proche de nous, on en trouve dans Timbuktu de Bertrand Duchaufour pour L’Artisan parfumeur, en 2004.

Ce trio de fleurs blanches se développe dans une lumière irisée très sophistiquée que nous examinerons dans le chapitre suivant.

Photo d’illustration principale de l’article : © Wilhelm Weimar, 1900 (Source : Herbarium des Museums für Kunst und Gewerbe Hamburg)

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