Auparfum

Episode 12 - Patte(s) Guerlain

par Thomas Dominguès (Opium) - Alexis Toublanc, le 3 septembre 2014

(Cet article fait partie de notre Saga Guerlain)

Running Gag

L’enchaînement de procès, cas et autres témoignages de cette matinée avait épuisé bon nombre des jurés : étudier les propos apportés par chaque passionné, décortiquer les éléments ajoutés par Thierry Wasser et Frédéric Sacone et sentir, sentir tout le temps. A la fois épuisés et stimulés, il était néanmoins temps pour nous de refaire un point théorique.

" - Dites, Thierry, en tant que parfumeur de la maison Guerlain, que retenez-vous de l’écriture et du style de Jacques Guerlain ?
- Oh... C’est à mon tour de passer à la casserole ?
répond l’intéressé en souriant. Eh bien, je retiendrai essentiellement... mmmh, eh bien, des pattes de mouches."
Silence dans la salle. Un juré penche sa tête discrètement vers l’oreille de son voisin et demande, pensant ne pas être entendu, "C’est quoi ça ?, une base De Laire ?".
- Ah ah ! Non, mon ami !, reprend Wasser, Si Jacques peut parfois - n’est-ce pas Frédéric ? - être particulièrement difficile à lire, on a quand même pu voir certains trucs, peut-être une certaine lisibilité à travers ses parfums.

Ainsi, on apprend que ce parfumeur avait quelques tics de formulation, des sortes de gags récurrents amusants à décortiquer. Très souvent, de l’opopanax est listé, même en toute petite quantité. La mousse de Saxe, cette base De Laire servant à habiller la note cuirée verte sauvage de l’Isobutyl Quinoléine (ou "IBQ" pour les intimes...), se retrouve régulièrement à côté d’autres notes cuirées, "mais elles semblent davantage tenir de l’expérimentation que de la véritable croyance" précise Frédéric Sacone. En revanche, ce dont nous pouvons être certains, c’est que Jacques Guerlain était un véritable adorateur des muscs. En vraie groupie, il les utilisait tous : musc xylène, musc cétone, musc ambrette... il allait même jusqu’à en faire des teintures, qui font agir dès la tête des matières censées être plutôt de fond, comme la teinture d’exaltolide. "La plupart de ces muscs ayant disparu ou étant interdits aujourd’hui, je vous laisse deviner le boulot quand il s’agit de s’occuper du patrimoine !" ajoute le parfumeur. Toutes ces touches sont autant de tics discernables, mais ne sont pas les seules caractéristiques de son écriture.

Un innovateur technique
Des parfumeurs comme François Coty ou Ernest Daltroff étaient innovants dans leur appréhension de la forme olfactive finale, eux qui très tôt ont proposé des schémas nouveaux pour leur époque. Chez les Guerlain, l’innovation n’est jamais un véritable objectif en soi. En effet, si Aimé était très ouvert à la synthèse et si Jacques y était plus réceptif encore, les expérimentations ont avant tout une visée esthétique. Ses commandes à De Laire, société de parfums spécialisée dans la conception de bases, son utilisation de matières comme le terpinéol ou l’alcool phényléthylique ou son étude des structures olfactives sont autant de signes montrant son goût pour l’innovation. Néanmoins, ces exercices permettent de développer une écriture personnelle (voire "familiale") plus qu’autre chose, préférant souvent réviser après coup les bonnes idées pour les aboutir pleinement.

C’est que des parfums comme L’Ambre Antique (1905) ou Le Chypre (1917), tous deux de Coty, ont une certaine dureté dans leurs accords respectifs, un certain manque de fondant que parvient à combler sans peine un Jacques Guerlain toujours plus virtuose dans sa maîtrise des matières premières.

Peintre de la parfumerie moderne
Une fois ces constatations d’ordre technique et historique délibérées par l’ensemble du tribunal, le juré Jicky leva scolairement la main gauche et fut invité à livrer son interprétation de l’esthétique de Jacques Guerlain :

"Je n’aimais pas entendre dire que Jacques Guerlain était un parfumeur impressionniste. Je trouvais le raisonnement trop facile, la phrase trop rapide et trop lisse. Partir d’Après L’Ondée et L’Heure Bleue pour parler de Jacques et son style soi-disant impressionniste me semblait être un discours prétentieux. Et pourtant, que j’ai été bête, rien n’est plus vrai...

A vrai dire, Jacques Guerlain ne me semble pas réellement être un impressionniste... Mais désormais, s’il y a une chose dont je suis sûr, c’est que dans sa démarche, Jacques était plus proche du peintre que du parfumeur. Oubliez les soliflores et autres exercices autour d’une note ou d’un accord, trop scolaires, car Jacques Guerlain ne se sert pas des matières premières réellement comme des odeurs, mais raisonne davantage selon des teintes, des textures, de la brillance, des dégradés et surtout des nuances infinies. Pour cela, il est important de revenir à ses œuvres de jeunesse, empreintes du style d’Aimé, où la nature s’humanise et où l’humain ne cherche qu’à devenir cette nature. Parfumeur du contraste, du déroulé narratif, Aimé Guerlain insuffle à son neveu cette vision particulière de matières premières se répondant aussi bien olfactivement qu’à travers les autres sens. Et si Jacques continue d’explorer ces facettes là de l’écriture d’Aimé, c’est pour mieux les exploser et les dépasser. Le parfumeur construit ses parfums dans l’audace de la subtilité : une mousse raide arrondie par une pêche duveteuse, un chocolat animal rendu docile par des aromates rieurs, une vanille gourmande apaisée par une bergamote élégante ; le fourmillement des parfums de Jacques Guerlain sont à la fois très complexes et très accessibles. Le mélange des structures, le grain de matières mises en opposition, l’éloge de l’évolution, tous ces soins apportés aux parfums ouvrent beaucoup de portes d’entrées permettant d’appréhender avec aisance les parfums de Jacques."

Guerlinade et Esprit Guerlain
Une fois ses idées exposées, Jicky se rassit, mordit son voisin de droite, puis laissa sa place à un autre juré : Opium, les sourcils froncés, le regard sévère.

"Avant de tenter d’écrire à propos de l’écriture de Jacques Guerlain, il est une question qui revient régulièrement et à laquelle il pourrait être utile de tenter de répondre dans la limite de nos possibilités.

Nous sommes bien d’accord que la guerlinade est définie comme un enfilement de six matières qui doivent être présentes : bergamote, rose, jasmin, iris, vanille et fève tonka. Or, si ces matières apparaissent bien dans bon nombre de parfums de la marque, elles ne sont pas systématiquement présentes dans leur intégralité. Et, parfois, il apparaît que même si elles peuvent être pourtant fortement dosées, elles ne sont que peu sensibles dans leur ressenti. Cela est un peu trouble, pour autant, on est bien capable de définir assez facilement tel parfum comme étant un Guerlain plutôt qu’un autre.

C’est peut-être que, à côté de ses notes qui seraient en quelque sorte les traits physiques caractéristiques de la famille Guerlain (comme la forme d’un nez, d’une bouche ou d’oreilles), il y a une attitude qui fait les Guerlain. Un ensemble de comportements, caractéristiques eux aussi, qui définissent l’impression de se trouver face à un membre de cette même famille Guerlain : un certain port de tête, un dos droit et une poitrine assez opulente d’une personne au rire franc et massif. Voilà ce qui fait, associé avec des notes - qui peuvent n’être présentes qu’en partie mais qui sont bien là au moins pour certaines - , la "personnalité" d’un Guerlain.

Prenons l’exemple des parfums de Jean-Paul Guerlain, dont beaucoup n’aligneront pas le jeu de cartes complet de la signature de la guerlinade. Pourtant, la plupart de ses parfums reflètent bien l’ombre des parfums Guerlain tels que beaucoup les conceptualisent. Par exemple, Vétiver fait indéniablement partie de la photo de famille Guerlain. Probablement car, ayant « bien vécu » aujourd’hui, on lui reconnaît la filiation de fait. Mais, aussi car il y a bien la générosité, l’amplitude, le déploiement vaste et ciselé que l’on connaît chez Guerlain. Tout cela sans la guerlinade ! Quoique, Jean-Paul Guerlain, facétieux et malin, en glissait certains des éléments dans nombre de ces compositions. Il composait ainsi ses masculins avec des bouquets floraux qui seraient chez d’autres considérés comme ceux de parfums féminins. Vous ne le sentez pas dans Vétiver ? Moi non plus, pourtant, le jasmin y joue sa part en quantités assez importantes.

Il semblerait donc que la présence de quelques éléments de la guerlinade, s’ils sont soutenus par une attitude « Guerlain », alors, donneraient bien le sentiment d’être sur les territoires de prédilection de la vénérable maison."

Sur ces mots, Thierry Wasser serra les lèvres, signe d’un acquiescement intéressé. Et au moment où il allait ajouter quelque remarque, les meubles du tribunal tremblèrent, la lumière s’éteignit d’un coup et l’assemblée se retrouva dans le noir complet. Un grondement se fit entendre puis une odeur que nous connaissions tous se diffusa subrepticement dans la salle...

"Par le caleçon de Jacques !!! Nous l’avions oubliée !"

A la semaine prochaine... ;)

(Cet article fait partie de notre Saga Guerlain)

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potra

par potra, le 4 septembre 2014 à 18:13

Merci à tous les deux, le concept de Guerlinade est beaucoup moins abstrait pour moi d’un coup : )

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par Opium, le 4 septembre 2014 à 19:29

Bonsoir encore Potra.
Avec grand plaisir !
Super, si nous sommes parvenus Jicky et moi à rendre certaines choses moins floues ou abstraites, dont la fameuse "guerlinade", nous sommes enchantés ! ;-)
A très bientôt.
Opium

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