Auparfum

Episode 14 - Epilogue

par Thomas Dominguès (Opium) - Alexis Toublanc, le 17 septembre 2014

"Mes amis, voici la fin !" s’exclama Thierry Wasser en levant les bras comme pour accueillir un nouvel accusé. L’ensemble du jury dirigea son regard vers la porte pour découvrir qui serait le nouveau parfum présenté... Pour tout vous dire, il y eut bien cinq secondes de flottement avant que les jurés se rendent compte que les portes ne s’ouvriraient pas.

Ce que voulait dire notre hôte, c’est que cette matinée était sur le point de s’achever. Nous avions senti tous les parfums convoqués dans leur version d’origine, rien de moins que 25 après tout !, en avions débattu et avions su appréhender une part très importante du patrimoine de la maison Guerlain. "Mais avant de nous quitter, je voudrais discuter avec vous d’une dernière chose." C’est ainsi que Wasser nous proposa une sorte de petit jeu...

Jeu de rôle : parfumeur d’aujourd’hui
"Imaginez-vous à ma place..." enchaîna-t-il.
Ce qui est encore moins simple qu’on pourrait le croire...
Quand il est question de patrimoine, les questions du parfumeur se multiplient. Prenons le problème de la bergamote, aujourd’hui bien maigrichonne par rapport à la bergamote brute que nous vous avons décrite : faut-il la "rectifier" ? La réponse est oui, sans aucun doute. En revanche, si la bergamote grimpe, elle grimpera pour tout le monde, c’est-à-dire pour tous les parfums qui contiennent ou sont censés contenir cette version plus charnue et remplumée. Et la différence pourrait être de taille, surtout si d’autres matières ne peuvent venir contrebalancer le change. Nous l’avons vu, Jacques Guerlain était un orfèvre, sculpteur de l’équilibre et de la beauté. Un parfum à la bergamote retravaillée mais sans note animale convenable serait-il proche de la forme d’origine ? C’est tout de suite beaucoup plus flou... Et les muscs alors ? Grands chouchous de Jacques, que se passera-t-il si on mettait un musc cétone dans Shalimar ? Pour un parfum aussi important commercialement, chaque changement a une foule de répercussions. Ainsi, si la question des muscs dans ce parfum est une question technique, c’est également une question esthétique : la forme se rapprocherait de celle de 1925, mais s’éloignerait de celle que connaissent les gens, au risque d’évoquer des sensations que les gens n’associent pas à ce parfum. Et, par extension, est-ce que ce Shalimar sentirait encore bon ? Serait encore beau ?

Histoire de l’art et du parfum
D’un point de vue théorique, le cas de Shalimar est extrêmement intéressant.
La problématique posée est identique à certaines interrogations qui taraudent l’histoire de l’architecture. Ainsi, à l’image de certains historiens conservateurs qui souhaiteraient voir le Louvre "achevé", la question demeure "soit, mais sous quelle forme ? Avec le palais des Tuileries pour clôturer le bâtiment et achever un projet de plusieurs siècles ? Selon quelle vision ? Le Louvre médiéval ? Selon quelle étape de construction de ce projet qui s’est étalé durant des centaines d’années ? avec une seule façade ? un seul bras le long de la Seine ? voire même avec la pyramide actuelle ?

Ou, ne rien faire et se contenter de l’existant dont on a pu constater qu’il est, à ce jour, plutôt bien préservé. Permettant ainsi, à défaut d’une finitude architecturale, d’avoir à disposition l’une des plus belles perspectives au monde couvrant un axe de près de dix kilomètres de vue !
Il en a été de même à propos du David de Miche-Ange : certains proposaient, à un moment, de ne rien faire tant que la pierre résistait, pour éviter d’avoir à altérer l’œuvre dans la tentative de sa restauration. De cette façon, ne devrait-on pas restaurer uniquement lorsqu’il faut préserver ? Dans ce cas, Shalimar pourrait être considéré comme étant assez vaillant pour que rien ne soit fait.

On pourrait considérer également de rectifier le parfum pour le mettre en adéquation avec la représentation mentale partagée par le plus grand nombre. Mais cela se ferait au risque d’assumer un pastiche tartignole qui satisferait la plupart mais serait partiellement erroné historiquement, à l’image d’un château du Louvre déséquilibré avec un unique bras courant le long de la Seine. Il s’agirait alors d’une sorte de mise en conformité sociale, respectant une vision considérée comme "authentique" par les personnes vivantes aujourd’hui, mais qui ne serait pas l’originelle.

Et si la volonté serait bien de recréer le parfum tel qu’il a été imaginé en 1925, dans les faits la tâche est beaucoup plus difficile. Avec toutes ses notes honnêtement reconstituées, la note bouleau plus expressive, des muscs plus texturants et une bergamote plus enveloppante, que dirait le grand public ? Opérer au nom de l’intégrité risquerait de "flinguer" le potentiel commercial d’un des mythes de Guerlain. Certain(e)s adeptes du parfum pourraient ne pas reconnaître "leur" Shalimar, habituées qu’elles sont ni à celui d’aujourd’hui ni à celui d’origine, mais à l’une des incarnations intermédiaires.
Ainsi, on sait que des restaurations de Michel-Ange, encore lui, ont surpris, apportant une grande luminosité qu’on ne lui pensait pas posséder dans le style. Il en est de même pour la restauration de l’Opéra Garnier dont on a découvert les couleurs baroques et l’esprit bariolé bien éloignés de l’esthétique parisienne classique qu’on lui supposait, ce qui en a déstabilisé certains lors de sa réouverture.
Vaste question en somme que tout cela, la réponse semble complexe et le choix sera, quoi qu’il en soit, un pari risqué...

Remerciements
Les derniers regards s’échangèrent entre jurés, passionnés et parfumeurs, appelant le temps des remerciements. Tout d’abord, un grand merci à la maison Guerlain et ses deux parfumeurs, Thierry Wasser et Frédéric Sacone, pour l’honnêteté de leur démarche et leur sincère intérêt pour leur patrimoine. Aussi, un petit clin d’oeil de remerciement à Elisabeth Sirot, responsable du patrimoine de la marque, elle qui ne se doutait sûrement pas des conséquences incroyables qu’auraient ses petites expositions de flacons à l’étage du 68. Enfin, merci aux différents jurés ayant accepté de témoigner sur ces parfums disparus.

Nul doute que cette initiative à l’égard du parfum et de son histoire est une des plus importantes de la parfumerie de ces dernières années. D’autres pourraient en tirer une belle leçon, plutôt que de laisser leurs prestigieuses marques ou maisons chavirer inlassablement. Et espérons que certains comprendront que ce travail de reconstitution du patrimoine est une force à la fois pour la marque, mais aussi pour les passionnés. C’est ce patrimoine qui permettra de saisir comment la parfumerie a évolué et comment ces évolutions marquent le lien étroit entre le parfum et son époque, à travers des influences autant artistiques que purement sociales.

Alors que de nombreux jurés avaient d’ores et déjà quitté le tribunal, un petit chuchotement vint siffler à nos oreilles. C’était Frédéric Sacone. Il paraissait assez ému et il nout dit : "Surtout, que ces parfums ne soient plus oubliés. Faîtes-les sentir, partagez-les et parlez en, ce sera le plus beau cadeau que vous pourrez leur offrir."

(Cet article fait partie de notre Saga Guerlain)

PS : Ce que nous auront appris les films Marvel, c’est qu’attendre jusqu’à la fin du générique apporte toujours une petite surprise... Ce sera la toute dernière énigme de l’été que vous retrouverez plus tard. ;)

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Farnesiano

par Farnesiano, le 18 septembre 2014 à 10:32

J’ai dévoré la Saga Guerlain comme on le ferait des 7 tomes d’A la recherche du temps perdu. Tous ces parfums évoqués m’étaient comme les personnages de l’oeuvre de Proust : ils ont défilé sous mes yeux et tournoyé dans ma tête dans un bal enchanteur qui n’avait pas de fin. Leurs interactions à travers le temps, nombreuses et passionnantes, auront révélé aux modestes amateurs que nous sommes, l’inépuisable richesse, l’intense cohésion et la réelle modernité d’une oeuvre sans cesse en devenir et qu’on souhaite immortelle. Merci Guerlain, et merci à ses merveilleux parfumeurs.
Quant à vous, Opium et Jicky, vous avez été, que dis-je : vous êtes ! les formidables passeurs vers l’autre rive mystérieuse, qu’on nous croyait interdite. Mille bravos et mille mercis ! Farnésiano

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par atlas, le 17 septembre 2014 à 21:33

Merci pour cette passionnante aventure ! Je ressens cette émotion, entre bonheur et larmes comme à la fin d’un grand film où justement l’on reste dans la salle pendant le générique pour ne pas se trahir...
Il était impossible de mieux rendre justice au travail de Thierry Wasser et Frédéric Sacone. Et ainsi faire partager aux amateurs que nous sommes la merveilleuse chance qui vous était offerte de redécouvrir le patrimoine des parfums Guerlain dans son plus bel état !
Vous êtes géniaux !

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